Aux Responsables Généraux des Instituts Séculiers

Paul VI

(20 septembre 1972)

 

Chers fils et chères filles dans les Seigneur,

1. L’occasion nous est donnée d’une nouvelle rencontre avec vous, dirigeants des Instituts séculiers, qui êtes et représentez un rameau vigoureux et florissant de l’Église en ce moment de l’histoire. La circonstance de votre présence ici est aujourd’hui le congrès international qui vous réunit à Nemi, près de notre résidence d’été de Castel Gandolfo, et au cours duquel vous avez étudié les statuts de la “Conférence Mondiale des Instituts Séculiers” (C.M.I.S.) qui doit être créée.

2. Nous ne voulons pas nous immiscer dans vos travaux, qui se déroulent certainement avec sérieux et application, avec l’aide vigilante et la participation du Dicastère compétent, et dont nous souhaitons qu’il portera des fruits abondants pour le développement de vos Instituts.

3. Nous voudrions plutôt faire quelques réflexions sur ce que pourrait être le rôle des Instituts séculiers dans le mystère du Christ et dans le mystère de l’Église.

4. En vous voyant ici et en pensant aux milliers et aux milliers d’hommes et de femmes que vous représentez, nous ne pouvons pas ne pas nous sentir consolé et envahi par un vif sentiment de joie et de reconnaissance envers le Seigneur. Combien l’Église du Christ apparaît forte et florissante en vous! Aujourd’hui, certains, même parmi ses fils, déversent sur cette mère vénérable des critiques amères et impitoyables; certains se délectent à décrire ses soi-disant signes de décrépitude et à prévoir sa ruine.

5. Or, nous voyons que jaillissent d’elle constamment de nouvelles pierres précieuses et une floraison inattendue d’initiatives de sainteté. Nous savons qu’il doit en être ainsi et qu’il ne pourrait pas en être autrement parce que le Christ est la source divine et inépuisable de la vitalité de l’Église. Votre présence nous en offre un nouveau témoignage et elle est pour nous tous l’occasion d’en reprendre conscience.

6. Mais nous voulons voir de plus près la physionomie qui vous est propre dans la famille du Peuple de Dieu. Vous exprimez, en effet, une “façon propre” dont le mystère du Christ peut être vécu dans le monde et une “façon propre” dont le mystère de l’Église peut se manifester.

7. Il y a, dans le Christ rédempteur, une telle plénitude, que nous ne pouvons jamais la comprendre ni l’exprimer totalement. I1 est tout pour son Église et, en elle, ce que nous sommes, nous le sommes précisément par lui, avec lui et en lui. Également pour les Instituts séculiers, il demeure donc le modèle suprême, celui qui leur donne leur inspiration, la source à laquelle il faut puiser.

8. En prenant pour fondement le Christ sauveur, et à son exemple, vous exercez une importante mission de l’Église d’une façon caractéristique qui vous est propre. Mais l’Église aussi, à sa façon, comme le Christ, est une plénitude et une richesse telles que personne, aucune institution, ne pourraient jamais d’eux-mêmes la comprendre et l’exprimer d’une façon adéquate. I1 ne nous serait pas possible d’en découvrir les dimensions, parce que sa vie, c’est le Christ, qui est Dieu. Donc, également, la réalité et la mission de l’Église ne peuvent être exprimées complètement que dans la pluralité de ses membres. C’est la doctrine du Corps mystique du Christ, la doctrine des dons et des charismes de l’Esprit Saint.

9. Tout ceci nous amène, vous l’avez bien compris, à nous interroger sur la façon qui vous est propre d’exercer la mission de l’Église. Quel est votre don spécifique, votre rôle caractéristique? Qu’apportez-vous de nouveau à l’Église d’aujourd’hui? Ou bien: de quelle manière êtes-vous Église aujourd’hui? Cela, vous le savez; vous l’avez dit clairement à vous-mêmes et à la communauté chrétienne, nous le supposons.

10. D’une façon mystérieuse, vous êtes au point de rencontre de deux puissants courants de la vie chrétienne et vous accueillez les richesses de l’un et de l’autre Vous êtes laïcs et consacrés comme tels par les sacrements du baptême et de la confirmation; mais vous avez choisi d’accentuer votre consécration à Dieu par la profession des conseils évangéliques, assumés comme obligations par un lien stable et reconnu. Vous demeurez laïcs, engagés dans les valeurs séculières propres et particulières au laïcat (Lumen gentium, 31), mais votre sécularité est une “sécularité consacrée” (Paul VI, discours aux dirigeants et membres des Instituts séculiers à l’occasion du 25e anniversaire de Provida Mater – L’Osservatore Romano, 3 février 1972); vous êtes des “consacrés séculiers” (Paul VI, discours aux participants au Congrès international des Instituts séculiers, 26 septembre 1970, Insegnamenti, VIII, p. 939).

11. Cependant, tout en étant “séculière”, votre situation diffère d’une certaine manière de celle des simples laïcs, car si vous êtes engagés dans les mêmes valeurs du monde, vous l’êtes en tant que consacrés, c’est-à-dire non tant pour affirmer la valeur intrinsèque des choses humaines en elles-mêmes que pour les orienter explicitement dans le sens des Béatitudes de l’Évangile. D’autre part, vous n’êtes pas religieux, mais d’une certaine manière votre choix coïncide avec celui des religieux parce que la consécration que vous avez faite vous situe dans le monde comme témoins de la suprématie des valeurs spirituelles et eschatologiques, c’est-à-dire du caractère absolu de votre charité chrétienne. Plus celle-ci est grande, plus elle fait apparaître la relativité des valeurs du monde; et, en même temps, elle vous aide vous-mêmes, ainsi que vos autres frères, à en bien user.

12. Aucun des deux aspects de votre physionomie spirituelle ne peut être surestimé au détriment de l’autre. L’un et l’autre sont coessentiels.

13. Le mot “sécularité” exprime votre insertion dans le monde. Mais il ne signifie pas seulement une position, une fonction qui coïncide avec la vie dans le monde du fait de l’exercice d’un métier, d’une profession “séculière” . I1 doit signifier avant tout que vous prenez conscience d’être dans le monde comme “dans le lieu propre où doit s’exercer votre responsabilité chrétienne”. Être dans le monde, c’est-à-dire engagés dans des valeurs séculières, telle est votre façon d’être Église et de rendre l’Église présente, de vous sauver et d’annoncer le salut. Votre condition existentielle et sociologique devient votre réalité théologique et votre voie pour réaliser le salut et en témoigner. Vous êtes ainsi une aile avancée “dans le monde”; vous exprimez la volonté de l’Église d’être “dans le monde pour le transformer, pour travailler comme du dedans à sa sanctification, à la façon d’un ferment” (Lumen gentium, 31), tâche qui elle aussi est confiée principalement au laïcat. Vous êtes une manifestation particulièrement concrète et efficace de ce que l’Église veut faire pour construire le monde tel qu’il est décrit et souhaité par Gaudium et spes.

14. Quant au mot “consécration”, il exprime la structure intime et secrète qui porte votre être et votre activité. C’est là que réside votre richesse profonde et sacrée que les hommes au milieu desquels vous vivez ne savent pas expliquer et que souvent ils ne peuvent même pas soupçonner. Votre consécration baptismale est devenue plus radicale à la suite d’une plus grande exigence d’amour suscitée en vous par l’Esprit Saint. Il ne s’agit pas d’une consécration revêtant la même forme que celle propre aux religieux; elle est cependant telle qu’elle vous conduit à choisir fondamentalement de vivre selon les Béatitudes de l’Évangile. De sorte que vous êtes réellement consacrés et réellement dans le monde. “Vous êtes dans le monde, non du monde, mais pour le monde”, comme nous vous l’avions dit en une autre circonstance (Paul VI, Discours aux participants au Congrès international des Instituts séculiers, 26 septembre 1970, Insegnamenti, VIII, p. 939). Vous vivez une véritable consécration proprement dite selon les conseils de l’Évangile, mais sans que celle-ci soit pleinement visible, comme c’est le cas pour la consécration religieuse, où le caractère visible est constitué d’abord par les vœux publics, ensuite par une vie communautaire plus étroite et le “signe” de l’habit religieux. Votre forme de consécration, nouvelle et originale, est suggérée par l’Esprit Saint pour être vécue au milieu des réalités temporelles et pour insérer la force des conseils de l’Évangile – c’est-à-dire des valeurs divines et éternelles – au milieu des valeurs humaines et temporelles.

15. La pauvreté, la chasteté et l’obéissance, que vous avez choisies sont un moyen de participer à la croix du Christ, parce que vous vous unissez à lui en vous privant de biens qui sont par ailleurs licites et légitimes. Mais elles sont aussi un moyen de participer à la victoire du Christ ressuscité en vous libérant des entraves que ces valeurs pourraient facilement mettre à votre pleine disponibilité d’esprit. Votre pauvreté dit au monde que l’on peut vivre au milieu des biens temporels et que l’on peut user des moyens mis à notre disposition par la civilisation et le progrès sans en devenir esclave. Votre chasteté dit au monde que l’on peut aimer d’un amour désintéressé et inépuisable qui vient du coeur de Dieu, et que l’on peut se consacrer joyeusement à tous sans se lier à aucun, en ayant surtout le souci des plus délaissés. Votre obéissance dit au monde que l’on peut être heureux sans pour autant s’installer dans les choix confortables que l’on aura faits soi-même, mais en restant pleinement disponibles à la volonté de Dieu telle qu’elle nous est manifestée dans la vie de tous les jours, par les signes des temps et par ce qui est exigé pour le salut du monde d’aujourd’hui.

16. Ainsi votre vie consacrée permet à votre activité dans le monde tant personnelle que collective, dans les secteurs professionnels où vous êtes engagés individuellement ou collectivement – de s’orienter elle aussi plus nettement vers Dieu, en étant d’une certaine manière insérée et transportée dans votre consécration. Par cette disposition singulière et providentielle, vous enrichissez l’Église d’aujourd’hui en donnant un exemple particulier de sa vie “séculière” vécue d’une façon consacrée et un exemple particulier de sa vie “consacrée” vécue d’une façon séculière.

17. Nous voudrions ici nous arrêter sur un aspect particulier de la fécondité de vos Instituts. Nous nous tournons vers le groupe nombreux de ceux qui, consacrés au Christ dans le sacerdoce ministériel et désirant s’unir à lui par un nouveau lien exprimant le don d’eux-mêmes, font profession des conseils évangéliques dans un Institut séculier. Nous pensons à ces frères dans le sacerdoce du Christ et nous voulons les encourager, tandis que nous admirons en eux, encore une fois, l’action de l’Esprit, qui suscite inlassablement l’aspiration à une perfection toujours plus grande. Tout ce que nous avons dit jusqu’à maintenant vaut certainement aussi pour eux, mais il faudrait l’approfondir et le préciser davantage. En effet, ils font profession des conseils évangéliques et ils s’engagent dans les valeurs “séculières” non en tant que laïcs, mais en tant que clercs, c’est-à-dire en étant porteurs d’une médiation sacrée dans le Peuple de Dieu. Outre le baptême et la confirmation, qui constituent la consécration de base du laïcat dans l’Église, ils ont reçu dans l’Ordre sacré une spécification sacramentelle qui les a investis de fonctions ministérielles déterminées pour l’Eucharistie et le Corps mystique du Christ. Cela a laissé intact le caractère “séculier” de leur vocation chrétienne et ils peuvent donc l’enrichir en la vivant comme “consacrés” dans les Instituts séculiers. Mais bien différentes sont les exigences de leur spiritualité, ainsi que certaines de ses implications extérieures sur la façon dont ils pratiquent les conseils évangéliques et leur engagement séculier.

18. Nous voulons maintenant conclure en adressant à tous une invitation pressante et paternelle: entretenez, développez et ayez à coeur, toujours et partout, la communion ecclésiale. Vous êtes des éléments vitaux de cette communion parce que vous aussi vous êtes l’Église. Veuillez ne jamais porter atteinte à votre efficience sur ce point. On ne pourrait jamais concevoir ni comprendre un phénomène ecclésial en dehors de l’Église. Ne vous laissez jamais surprendre ni même effleurer par la tentation, aujourd’hui trop facile, de croire qu’une authentique communion avec le Christ est possible sans une réelle harmonie avec la communauté ecclésiale gouvernée par les pasteurs légitimes. Vous vous tromperiez et vous vous feriez illusion. Que pourrait signifier un individu ou un groupe, même avec les intentions subjectivement les plus nobles et les plus parfaites, sans cette communion? Le Christ nous l’a demandée comme une garantie pour nous admettre à la communion avec lui, de la même façon qu’il nous a demandé d’aimer notre prochain pour témoigner de notre amour pour lui.

19. Vous êtes donc du Christ et pour le Christ, dans son Église. L’Église, c’est votre communauté locale, votre Institut, votre paroisse, mais toujours dans la communion de foi, d’Eucharistie, de discipline et de fidèle et loyale collaboration avec votre évêque et la hiérarchie. Vos structures et vos activités ne devront jamais vous conduire – que vous soyez prêtres ou laïcs – à des positions équivoques ni à des divergences entre votre attitude intérieure et votre attitude extérieure, et encore moins à vous opposer à vos pasteurs.

20. C’est à cela que nous vous invitons; c’est cela que nous vous souhaitons pour que vous puissiez être au milieu du monde, de la façon qui vous est propre, des ouvriers authentiques de l’unique mission de salut confiée à l’Église, cette mission à laquelle vous avez été appelés et invités. Que le Seigneur vous aide alors à prospérer et à porter encore davantage de fruits, avec notre Bénédiction apostolique.

Castel Gandolfo, 20 septembre 1972